21/12/2014

Ce soir-là, je m'attardais devant mon téléviseur, attentif au discours que Patrick Modiano prononçait à Stockholm pour la réception de son Prix Nobel. L'écrivain s'efforçait d'éclairer sa démarche littéraire en en montrant les particularités liées à son propre parcours, singulièrement une enfance quelque peu délaissée dans le Paris de l'occupation. Mais tout autant, et avec la modestie charmante qui le caractérise, il tentait de se référer à ce qui est, pour lui, la mission de tout écrivain: faire revivre la mémoire des hommes qui nous ont précédé. Il indiquait même avoir collectionné de vieux annuaires téléphoniques pour trouver la trace des êtres qui avaient vécu dans divers quartier de la capitale. C'est en accomplissant cette tâche qu'il estimait avoir tenté d'atteindre la dimension d'universalité récompensée par l'académie suédoise. Malgré l'intérêt du propos et l'évidente sincérité de l'auteur une douce torpeur me saisit peu à peu, calé dans mon fauteuil...

Au même moment, Angela Merkel quittait ses bureaux de la CDU à Berlin, Klingerhöferstrasse, pour rejoindre l'appartement privé qu'elle avait toujours refusé de quitter pour une résidence officielle. Venant de se faire confirmer à une quasi-unanimité à la tête de son parti elle aurait dû savourer sa popularité qui débordait les limites de la CDU-CSU en Allemagne et qui se confirmait même dans des sondages en France. Et ce malgré l'agacement qu'elle suscitait dans l'ensemble de notre classe politique (jalousie des cancres sans doute à l'égard du bon élève !).

Pourtant, lassitude sans doute, la Chancelière regagnait son logement d'un pas traînant, saluant distraitement les deux vigiles affectés à la surveillance de son immeuble.

D'un naturel réservé et pragmatique, elle ne s'était jamais fait beaucoup d'illusion sur la place qu'elle laisserait dans l'histoire. Celle d'une bonne gestionnaire certes, s'attachant à résoudre les problèmes l'un après l'autre d'un pays envié pour ses réussites économiques et la rigueur de sa gestion, dans une Europe qui s'était adonnée trop largement au crédit. Cependant elle se rendait de plus en plus compte qu'elle ne serait jamais créditée au mieux que d'avoir su entretenir l'héritage du plan de réformes que le courageux Gerhard Schröder avait su mener à bien. Courage qu'un peuple ingrat lui avait fait payer de la fin de sa carrière politique.

Tout à coup en cette fin d'année, à proximité de Noël, cette fête célébrée sans aucun complexe en Allemagne, ce statut d'héritière lui parut insupportable. Maintenir la force d'un Euro qui assure chez ses partenaires européens la solvabilité des débouchés pour ses grands constructeurs automobiles comme pour les cohortes exportatrices du Mittelstand, ne lui parut plus mériter de demeurer la fin unique de sa vie politique.  

Au terme d'une nuit agitée, surmontant sa componction naturelle et son habitude de peser sur le plus fin trébuchet la moindre de ses actions, Angela Merkel appela très tôt son chef de cabinet pour lui demander de susciter une rencontre dans la plus  grande discrétion avec David Cameron et François Hollande. Un aparté put s'organiser très vite en marge d'un sommet de chefs d'État opportunément prévu quelques jours plus tard à Bruxelles.

Quelque peu interloqués par l'absence de toute préparation de ce mini-sommet, les deux autres participants y vinrent mi-méfiants, mi-curieux. Mais la Chancelière attaqua bille en tête.

"Messieurs je vous remercie d'avoir accepté sans poser de questions une invitation sur un mode que je sais inhabituel. Mais il y a urgence!  Notre manière de gérer l'Europe est en train de dilapider plusieurs héritages et notre responsabilité en est collective.
Tout d'abord, nous sommes en train de perdre l'acquis résultant des efforts de toute une génération de nos prédécesseurs pour pacifier durablement notre continent. Il est inimaginable que nous échouions à rétablir une entente durable avec le prolongement naturel européen qu'est la Russie.
Au plan économique, il n'est pas acceptable que les efforts demandés à nos peuples depuis plusieurs années soient gâchés par nos politiques égoïstes qui, d'une certaine façon, légitiment la volonté de repli sur soi exprimée par les fractions les plus populistes de nos opinions.
Je sais très bien que mes compatriotes s'agacent des retards de certains de nos membres dans leur politique d'adaptation à la nouvelle donne mondiale. Inutile de se dissimuler, François, que votre pays est sur ce plan tout particulièrement en cause ou que, chez vous David, la posture un pied dehors, un pied dedans ne contribue guère aux nécessaires progrès de notre communauté.
Mais pour ce qui nous concerne, il est grand temps de reconnaître ce que nous devons à nos partenaires et notamment à la France, pour avoir soutenu le Mark après la réunification et pour avoir joué le jeu d'un euro fort, favorisant ainsi la pénétration internationale de notre industrie. Je reconnais bien volontiers que la position actuelle de certains milieux allemands refusant d'aller plus loin dans l'aide au reste de l'UE, au nom des efforts déjà consentis sous mon prédécesseur, n'est pas tenable sous cette forme, même si nous ne renonçons pas à convaincre nos partenaires d'accélérer la modernisation de leur économie. Oui je sais parfaitement, François, que je vous agace mais le temps n'est plus à ces petits problèmes d'amour-propre."

Un instant éberlués par ce discours si peu diplomatique, les deux autres dirigeants comprirent vite que probablement une opportunité historique se profilait de débloquer la situation si pesante de leur continent. Mais les leviers possibles ne leur en apparaissaient pas moins très flous, dans l'état de déliquescence où sombrait l'opinion européenne vis-à-vis de la construction esquissée, près de six décennies plus tôt, par Robert Schuman, Jean Monnet, Conrad Adenauer, Alcide de Gaspéri et autres "pères de l'Europe".

Mais la Chancelière poursuivait, l'œil brillant et le ton enflammé:
"Outre la co-existence pacifique et le développement économique de notre zone, nous sommes en train de diluer ce qui a fait notre force depuis la fin du 18ème siècle, le patrimoine technologique et culturel qui nous a permis de mener la course en tête du progrès scientifique, industriel et artistique de la planète. Des continents entiers sont en effet en voie de nous dépasser sur tous ces plans. Voici ce que je vous propose...".

Sur un mode visionnaire Angela Merkel déroula alors imperturbablement le plan qui s'était élaboré dans sa tête pendant sa nuit d'insomnie.

"Pour traiter la question russe, première urgence, il importe en s'inspirant quelque peu de la méthode Sarkozy, de renouer immédiatement un contact personnel avec Poutine, sans attendre la bénédiction de l'allié américain ou le consensus mou des 28 membres de l'UE. Une négociation sur la base d'une organisation fédérale ET de la neutralité de l'Ukraine doit pouvoir intéresser Moscou, terriblement secoué par ailleurs par la chute du baril et du rouble. Cela tient compte des liens historiques très forts qui relient les deux pays, tout en préservant l'autonomie de l'Ukraine dont la majorité penche vers l'Europe. L'objectif de cette pacification de nos relations va bien au-delà de la question ukrainienne, il s'agit tout simplement de participer à la stabilisation de notre grand voisin oriental en l'aidant à développer son industrie de transformation pour réduire sa dépendance aux matières premières. Cette nouvelle "Europe de l'Atlantique à l'Oural" doit tout simplement à terme rapproché nous permettre de tirer ensemble parti du potentiel de la Sibérie, notre Far East, en quelque sorte notre Nouvelle Frontière! On sait en effet qu'aujourd'hui la Russie reconnaît n'être pas seule en mesure de mettre en valeur cet immense sous-continent, faute d'une  démographie suffisante face à la poussée inexorable du grand voisin chinois.

Un aspect plus défensif de ce projet consiste aussi bien entendu à renforcer le flanc sud de cette zone immense, contre la poussée islamiste qui menace notamment toute la guirlande de républiques autonomes aux équilibres fragiles qui l'entoure.

Dans la perspective de ce grand dessein, la résolution de nos difficultés économiques s'inscrit plus facilement. Il sera plus convaincant de plaider pour les encore indispensables ajustements de nos équilibres économiques en offrant enfin une perspective de nouveau enthousiasmante aux jeunes générations: une sorte d'Europe émergente avec tout ce que cela contient de promesses et d'opportunités. Les grands argentiers européens devront également conserver cet horizon en tête en élaborant rapidement un plan de relance européen, dosant financements communautaires gagés sur les réserves allemandes et accélération sous contrôle des plans de réformes en attente."

Il restait à se partager les rôles. Angela Merkel s'attribua en toute logique, compte tenu de son passé, les premiers contacts avec Moscou, reconnaissant implicitement la maladresse de ses tentatives antérieures dont elle assumait l'échec. Il lui revenait aussi bien sûr de convaincre son opinion intérieure qu'il était dans l'intérêt bien compris de l'Allemagne de surmonter sa vieille hantise monétaire tout comme ses premières réactions de bon élève qui ne tient pas à aider ses condisciples moins doués.

David Cameron était chargé, pour une évidente proximité historique, de rassurer l'allié américain sur la compatibilité de cette sorte de double appartenance que l'Europe occidentale allait mettre en œuvre entre OTAN et ce que l'on pourrait appeler cette sorte d'alliance eurasiatique qui allait naître. Dans cette perspective, le renforcement  de la résistance aux progrès de l'islamisme vibrionnant au Sud prenait naturellement tout son poids.

Enfin François Hollande fut chargé d'explorer avec les divers instituts de recherche et think tanks européens les voies de l'innovation sous toutes ses formes que l'on allait pouvoir mettre en chantier à l'échelle du nouveau continent qui venait de se dessiner dans ce petit bureau bruxellois discret de la rue de la Loi. Il lui fut cependant malicieusement rappelé que l'on comptait fermement sur lui pour que rapidement la situation de la France ne fournisse plus de prétextes aux partisans de l'immobilisme !

Aux trois compères, nouveau moteur européen, allait bien entendu revenir la responsabilité de convaincre les vingt-cinq autres membres et surmonter les préventions qui s'attachent toujours à des décisions prises par une minorité agissante. Mais là on disposait  d'une direction enfin propre à entraîner l'adhésion de jeunes générations pour qui le Traité de Rome n'avait  guère plus de signification que la Paix de Nimègue ou le Traité de Westphalie !

C'est à ce moment-là que, reprenant doucement conscience, j'entendis Patrick Modiano clore sa péroraison sur des remerciements encore étonnés à la prestigieuse académie suédoise...